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Les aventures d'Haffy
9 février 2012

Patrons -Pierre 1er

Au commencement fut Pierre 1er. Un homme aux cheveux gris, la cinquantaine. J'avais 21 ans et il me paraissait excessivement vieux. Mais ... Pierre était un humain. Juin, fin de mes études, août, fin de mes années d'insouciance étudiante, direction l'ANPE et une adorable conseillère qui me donne une adresse, rue Simon Dereure. Pascal est parti, je suis tétanisée de chagrin. Pierre me reçoit gentiment car je ne sais rien faire, je ne comprends même pas l'intitulé du poste. Au terme de l'entretien, il m'avoue avoir déjà reçu plusieurs candidates et me demande ce qui consituerait un plus chez moi. Je n'ai qu'une idée en tête et elle jaillit en propos spontanés : "L'homme que j'aime m'a quittée, il faut que je travaille pour oublier ma peine". Il reste silencieux un instant et m'embauche. Je resterai 3 années dans cette petite structure familiale à la hiérarchie si savamment entretenue : Pierre est le patriarche, sa compagne, la gestionnaire de la société, sa fille d'un premier mariage, la comptable, sa femme d'un second mariage, première photographe, assistée de son ex-amant officiel, le frère de la gestionnaire est monteur vidéo. Maria et moi sommes les petits poucets de cette famille reconstituée très en avance sur son temps. Et je suis finalement une involontaire partie prenante car la seconde photographe n'est autre que la belle-mère de mon premier amour, un autre Pierre, un autre hasard. Elle aussi a partagé le lit de l'assistant.

Pierre assume très bien son rôle de père par procuration : chacun de mes soucis lui est rapporté et comme je suis en manque de famille et mal dans ma peau, je suis une emmerdeuse. Notre salaire nous est remis chaque fin de mois via un chèque non barré que l'on présente à la banque en échange d'espèces à déposer sur nos comptes. Un certain vendredi, je récupère ma paye trop tard et la conserve avec moi l'espace du week-end. Elle ne survivra pas à ces deux jours : le lundi, je suis au guichet, ouvre mon sac mais l'enveloppe est vide. Guy est passé par là. Je suis désespérée, pleure sur mon coin de bureau. Maria est furieuse, quitte la pièce et revient quelques minutes plus tard :"Pierre veut te voir". Je mouche mon nez, sèche mes larmes, traverse le long couloir, l'entrée et pénètre dans le bureau du fond. Pierre me tend une liasse de billets qui représente mon salaire. "Maria m'a raconté ce qui t'est arrivé". "Tu ne comprens pas" car Pierre a été le premier et le dernier de mes patrons que j'ai osé tutoyer. Jamais je ne pourrai le rembourser. "C'est toi qui ne comprends pas : ce n'est pas un prêt, je te donne cet argent". Pierre a dit à la conseillère ANPE que j'étais une perle trouvée sur un tas de fumier. Je suis un mixte de pigiste et de secrétaire, nous enregistrons tous les spots publicitaires qui passent sur les deux chaînes nationales puis remplissons des tableaux de bord pour nos clients : heure, date, incident, pas incident. Je suis effrayée par le chargement et déchargement des bandes 3/4 de pouce, les annonces à faire, admire la dextérité de Christine. Mais j'apprends et nous ferons bientôt des concours de rapidité. J'apprends aussi la dactylographie, seule dans le studio, sur une machine mécanique prêtée par Hélène et je m'efforce d'utiliser tous les doigts de mes deux mains, la gauche surtout car je suis droitière. Tant et si bien que je serai finalement plus habile à babord qu'à tribord. Nous travaillons un week-end par mois mais je suis toujours volontaire, en manque chronique de finances. Le sort du dernier embauché est la "garde" de Noël. Je suis triste devant mes écrans, Maria armée d'un plat italien fait maison, vient me tenir compagnie un petit moment. Tout le monde se fréquente hors bureau ou presque, c'est la famille. Incluse dans le cercle, je suis invitée à l'anniversaire de Pierre. Yves, le père de Pierre mon amour, est là avec Christine. Finies les tromperies, ils se sont réconciliés. L'ex amant est là aussi mais si discret qu'on le voit à peine. Yves tolère. J'embrasse tout le monde et m'apprête à partir lorsque Pierre 1er m'interpelle : "Tu ne m'as pas dit au revoir !". Mais si. Je pense qu'il est un peu saoul et m'approche. Pierre me passe un bras autour du cou, brutalement, me coinçant contre lui. Je suis raide comme un piquet, essaie de le repousser mais il me tient fermement d'une main et de l'autre appuie sur mes deux joues pour me forcer à ouvrir la bouche. C'est fait : s'ensuit un baiser humide et rapide. Il lâche prise, je le repousse violemment. Tout le monde a vu. Je me sauve, honteuse. Pourquoi doit-on se sentir coupable lorsque l'on n'a commis aucune faute ? Réaction typiquement féminine. Yves est très en colère. Il crie sur Pierre et court derrière moi. Christine aussi. Quand Yves me rattrape, il me console mais j'ai toujours l'impression d'être sale. 

Pierre m'a présenté ses excuses, je les ai acceptées. C'est homme que je pensais vieux n'est qu'un gamin qui aime les femmes ou les jeunes filles dans mon cas. Il n'aura plus jamais de gestes déplacés. Pierre était sans doute trop paternaliste mais c'était un humain, une personne droite qui n'a jamais profité de son statut de patron pour tenter d'influer sur le cours de nos vies sentimentales, ni usé de quelconques rétorsions si on lui opposait un refus. 3 belles années se sont ainsi écoulées avant que je n'ennuie. J'aimais les gens, j'aimais les spots publicitaires mais je voulais découvrir d'autres mondes, d'autres choses. J'avais adoré la nouveauté que représentait le télécopieur : quelle magie que ce bout de papier que l'on glissait dans la machine et qui ressortait à l'identique à des kilomètres de distance. J'avais adoré ces soirs de pige où les écrans ne partaient pas à l'heure. Il me fallait alors appeler les opérateurs des chaînes et je devinais dans le silence fatigué qui règnait autour de nous, l'emprunte des heures passées à la ruche, l'écho de tous les employés désormais au foyer.

Je me souviens de ce vendredi matin au labo, de l'accueil vide, du silence de l'usine où les machines s'étaient tues. Il faisait froid, le gardien était calfeutré dans sa loge. J'ai grimpé l'escalier, poussé la porte du plateau. Les bureaux étaient ouverts mais leurs sièges inoccupés, les écrans noirs. Ici pas de tags, juste la moquette bleue fatiguée des passages répétés de milliers de pas sur toute une décennie. Au bout du couloir, le montage était clos, plus personne à la production, plus personne au commercial, plus personne au planning, plus personne à l'international. Seules les affiches rappelaient ce que nous avions été : des fabricants de films, des vendeurs de rêves. Polisse, The Artist, Les Intouchables pour cette dernière année. Quel formidable palmarès pour une clôture de Festival, de Césars, d'Oscars mais pas un mot sur nous à la remise des trophées.

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Commentaires
C
... Que je découvre en lisant ton blog ! Il était temps après tant d'années. La première expérience pro vous marque pour le restant de vos jours. Moi aussi, mon amour me quittait et vlan, je tombe dans les pattes d'un collègue représentant, marié de surcroît !!! La galère et bien des déconvenues.<br /> <br /> Les petites boites familiales, j'en ai connu aussi, et souvent, les gens pensaient que je faisait partie de la famille. Et aujourd'hui, c'est "presque" vrai avec d'anciens patrons qui sont devenus des amis que je retrouve avec plaisir.<br /> <br /> J'adore te lire et cela me donne une idée : tu devrais écrire ... Je ne rigole pas !!!<br /> <br /> Rien que ton blog ferait une excellent livre de témoignage ...<br /> <br /> Affaire à suivre ...<br /> <br /> Bonne fin de semaine et gros becs.<br /> <br /> Cath
Les aventures d'Haffy
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