Ma meilleure copine
Premier souvenir : en noir & blanc, la cour de l'école primaire, Groupe Bayard. Des filles, exclusivement. Les garçons sont dans la cour voisine, ils braillent, nous n'entendons qu'eux. La mixité n'existe pas. Catherine est moquée pour ses rondeurs. Je souffre du syndrôme de Justice et prends illico sa défense. Les termes "surpoids", "surcharge pondérale" n'existent pas encore et ne sont pas de rigueur : Catherine est un peu plus enveloppée que nous, que moi qui bénéficie d'une nature haricot vert ou comment brûler instantanément ce que je mange, entre autre l'horrible tranche de pain d'épice que maman colle chaque jour dans mon cartable en guise de goûter. "Je n'aime pas" n'était pas une phrase autorisée.
Autre souvenir : nos courses folles de l'école à la maison. Je crie : "Cours Cathy, cours ! Tu vas maigrir !!". Et je cours avec elle, devant, et l'on rit et je tombe. Mes genoux sont toujours écorchés. Je la laisse au coin de l'impasse, tout essouflée. Au fond est sa maison mais je ne vais jamais jusqu'à sa grille. Enfant, tout écart du chemin déjà appris me paraissait une trop grande aventure vers l'inconnu. Je rêvais de suivre la gamine qui traversait le boulevard, d'enfin franchir seule le passage piéton, de suivre Armelle qui bifurquait vers la droite tandis que je m'éloignais à l'opposé. Mon grand-père venait me chercher le lundi, jour de fermeture de l'agence. Une seule fois a-t-il été en retard, une seule fois ai-je osé ne pas l'attendre et m'éloigner vers ce boulevard rêvé. Il m'a rattrapée au passage que je n'ai jamais franchi, la mine si sombre que je n'ai pas osé répondre à sa question : "Que fais-tu là ?". Il n'a rien ajouté.
La maison de Cathy était une terre inconnue et presque défendue. Je suis une solitaire, de par nature et sans doute aussi de par obligation : maman n'appréciait pas le monde des "amis". Si je pense n'avoir été que très rarement chez Cathy, je doute que Cathy soit beaucoup venue à la maison. Ma mémoire me renvoie l'image d'une salle à manger avec une table ronde, sa mère debout dans un demi jour, son père à la voix grave et moi plantée devant la porte d'entrée. Quant à son frère ... Un garçon, l'interdiction formelle et pourtant jamais exprimée de mes parents. Je ne crois même pas avoir jamais été dans sa chambre. Mais Cathy a vu la mienne toute de satin bleu et de montants de lit dorés, de papier peint aux couleurs des salons d'autrefois, choix exclusif du bon goût de maman. Nous ne pouvions qu'approuver : encore un "Je n'aime pas" non autorisée. Cathy était là par bulle parentale exceptionnelle pour cause de jaunisse et d'arrêt prolongé sur un trimestre. Petite, les amis autorisés se résumaient aux cousins et autres enfants de proches. Frédéric cousin était mon préféré et bien sûr, "on se mariera quand on sera grand". Frédéric proche et Yves étaient deux tourmenteurs, le genre de petits monstres qui poussait la brindille timide et maladroite que j'étais à fuir dès leur arrivée. En vain, toujours. Je n'ai jamais revu Frédéric proche qui portait un nom de famille ne lui ressemblant pas du tout : Damour. Yves est venu au baptême de Câline, s'est approchée de moi et m'a dit en m'embrassant tendrement : "Toujours aussi jolie". J'ai appris plus tard qu'il avait prénommé sa fille Agnès ... Où était le sale môme qui me collait son chewing-gum ou les pâles de son petit bateau à moteur dans les cheveux ? Au paradis des sales gamins bien sûr.
De la chambre de Guy, située au deuxième étage, je voyais la maison de Cathy. C'était un domaine réservé : les maquettes d'avions suspendues au plafond, les rayons d'encyclopédies, son odeur de jeune règnait dans la grande pièce. Je m'y faufilais en son absence car je n'avais tout simplement pas le droit d'y aller. J'adorais traîner dans sa minuscule salle de bain, privilège réservé à l'aîné des garçons, une pièce ridicule avec une vraie curiosité : une baignoire à siège. On y trempait assis. A l'heure convenue, je me mettais à la fenêtre et voyais Cathy, à deux pâtés de maisons de là me faire signe du vasistas qu'elle ouvrait. Instants volés, instants magiques.
Dernière année de primaire, dernière année avec Cathy. Je ne récolte aucun prix sinon celui de camaraderie malgré le vote contre de la maîtresse. Maman m'a laissé le choix : internat ou public. Mais je rêve de monter à cheval alors ce sera la pension. Cathy continuera dans le public et malgré quelques WE communs, nous finirons par nous perdre de vue. Je l'ai retrouvée un peu à la sortie de Juilly mais nous n'évoluions plus dans les mêmes cercles. Encore un peu par le biais d'une longue conversation téléphonique lorsque j'habitais dans mon sixième sans ascenceur rue de la Roquette. Et encore un peu grâce au miracle de la Toile : "Tapez le nom, l'école, l'année" et vous y êtes.
Quand les enfants me posent la question : "C'est qui ta meilleure copine ?", je réponds invariablement "Catherine". Qui ??? s'écrient-ils tous en choeur. Catherine. Parce qu'à cet âge, la meilleure copine compte plus que tout au monde, qu'avec le temps la signification de ces mots perd de sa valeur. Petit, on aime sans réserve, l'amitié est vraie et sincère, elle est pour toujours. Grand, on aime avec des si et des mais, mots inconnus de notre vocabulaire, de nos pensées à cette époque noir & blanc. Au final, nous nous sommes peu connues, 5 années de primaire dans une vie de 50 ans, peu fréquentées car si peu de jeux en dehors de l'école, si peu de suivi dans nos vies d'adultes mais si j'ai bien eu des "meilleures amies", je n'ai toujours eu qu'une seule vraie meilleure copine : Cathy.